Il aura fallu attendre la dernière primaire du parti socialiste pour que le futur du travail soit évoqué dans un programme politique. En mettant l’accent sur la raréfaction du travail de demain, Benoît Hamon a provoqué beaucoup de réactions, à gauche et à droite. À tort ou à raison, les progrès réalisés en robotique et dans l’intelligence artificielle, l’essor d’un internet des objets connectés ou encore la massification du traitement de nos données personnelles alimentent les inquiétudes, voire les fantasmes, sur la fin du travail.
Entre le déni et le réel impact de l’automatisation sur nos emplois, il existe un espace où le débat est alimenté par différentes études. Depuis la parution en 2013 du rapport Frey et Osborne, il a eu tendance à se concentrer que sur un aspect du problème : quel est le volume concerné (10%, 15% ou 40%) ou encore quels métiers disparaîtront et dans combien de temps (dans 5 ans, dans 10 ans ou dans 15 ans) ? À date, si on prend en compte toutes les études sur le sujet, on s’accorde à dire qu’il faudra entre 10 et 15 ans pour que les emplois soient directement impactés (ie, pas uniquement les emplois peu qualifiés mais aussi toutes les professions intermédiaires, libérales et intellectuelles).
Cette destruction d’emplois serait causée par la venue et la percée de deux innovations technologiques, l’intelligence artificielle et la robotique, et par l’essor concomitant des plateformes qui favoriserait l’émergence d’un nouveau prolétariat, les digital labors.
Cependant, cette vision quantitative et fortement anxiogène, évite de poser le débat sur d’autres éléments constitutifs tout aussi importants. Le rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi, publié en début d’année, a cherché à approfondir et affiner l’état des lieux en analysant les impacts prévisibles sur l’emploi et le travail, en France.
Aussi faut-il se poser une double question : cette destruction du travail sera-t-elle réellement assez rapide et significative pour qu’on puisse réfléchir à des alternatives sociétales pour en adoucir les effets ? Ou bien sommes-nous face au classique modèle schumpétérien et il n’y a rien à craindre ?
Mais avant toute chose, est-ce que la France sera touchée par cette automatisation de masse à court et moyen terme ?
La France sera épargnée dans un premier temps, mais…
Diverses études montrent que la France (et plus ou moins l’Union Européenne, selon les points de vue) est pour l’instant relativement épargnée, car :
- C’est un pays peu robotisé. Il n’existe pas encore, comme en Chine, une volonté d’automatiser nos usines pour y faire tomber les coûts salariaux à zéro ;
- L’intelligence artificielle ne concerne que des niches, pour l’instant. Par exemple, les constructeurs automobiles européens ont investi tardivement dans la voiture autonome. Sur ce segment de marché, les États-Unis ont déjà un temps d’avance que ce soit avec Tesla et Google.
De plus, l’étude du Conseil d’Orientation pour l’Emploi montre que :
- « Moins de 10% des emplois existants présentent un cumul de vulnérabilités susceptibles de menacer leur existence dans un contexte d’automatisation et de numérisation. » ;
- mais « la moitié des emplois existants est susceptible d’évoluer dans leur contenu de façon significative à très importante. » ;
- le progrès technologique continuerait à favoriser l’emploi qualifié et très qualifié.
Parmi les emplois susceptibles d’être vulnérables, les métiers surreprésentés en volume sont majoritairement des métiers pas ou peu qualifiés. Comme le montrent les graphiques ci-dessous :
… attention au danger du déclassement technologique
Jusqu’à présent, notre pays a eu du mal à prendre le tournant de l’innovation technologique. Le manque de culture numérique au sein de nos entreprises et chez nos dirigeants politiques explique en partie le fait que nous accusons un certain retard. Il protège, pour l’instant, notre pays de la raréfaction du travail, mais pour autant est-ce vraiment le cas ? Il existe plusieurs scénarios possibles pour imaginer une certaine fin du travail.
Premier scénario : la France (et l’Europe) rattrape son retard
Lorsque la France accuse un retard significatif dans certains domaines technologiques, elle peut très vite le rattraper dès lors qu’elle s’en donne les moyens. Cependant, même si aujourd’hui nos réseaux Internet et mobile sont parmi les plus performants au monde, le monopole de France Télécom et son minitel nous ont fait perdre cinq ans en recherche sur le réseau des réseaux. À cause de ce retard, nous n’avons pu construire un moteur de recherche digne de ce nom qui aurait pu concurrencer Google ; nous avons loupé la révolution des réseaux sociaux ; et si Dailymotion est une demi-réussite, il n’en reste pas moins que nous avons perdu ces premières batailles.
Il en va de même aujourd’hui avec l’intelligence artificielle et plus largement l’automatisation. Ainsi avoir laissé le fleuron français de la robotisation Aldebaran être racheté par le japonais Soft Bank ou encore avoir laissé partir nos cerveaux en intelligence artificielle chez Facebook et Microsoft dénotent de la part de nos dirigeants français une totale dissonance cognitive avec les enjeux de demain.
Mais imaginons que demain, le gouvernement français annonce qu’il lance un grand programme d’investissement dans l’intelligence artificielle et l’automatisation sur 10 ans, à raison de quelques centaines de millions d’euros par an.
Si tel était le cas, avec près de 24 millions de travailleurs, l’automatisation toucherait dans ses hypothèses les plus hautes, et proportionnellement aux autres pays avancés, 35% des emplois (cf étude McKinsey, janvier 2017)
Pour autant, nous devons nous poser deux questions :
Est-ce l’automatisation qui détruira directement l’emploi ? Ou n’est-ce pas le énième avatar du néo-libéralisme qui, cherchant à maximiser ses profits, instrumentalise ces avancées technologiques pour se débarrasser une bonne fois pour toute du facteur humain ?
Deuxième scénario : la France ne rattrape pas son retard
Nous serions pris dans une tourmente de laquelle nous aurons du mal à émerger. Si la situation devait rester telle qu’elle est aujourd’hui, le scénario probable qui se dessinera se résumera à deux points :
- Nous serons pris entre deux superpuissances qui auront investi massivement dans l’automatisation et la robotisation : les GAFAM et les BRICSAM. La France devient alors une puissance de moindre importance, ayant peu d’impacts dans les innovations technologiques qui sont essentiellement portées par la robotisation, l’intelligence artificielle et les réalités virtuelles.
- Pour avoir le droit à une petite part du gâteau, nous serons obligés d’accélérer la fragmentation de notre marché de l’emploi, en favorisant l’émergence de la gig economy et sa cohorte de travailleurs à la tâche.
Néanmoins, dans les deux scénarios, une tendance commune émergera avec l’apparition de la gig economy. En France, elle provoque déjà des frictions importantes entre professionnels d’un même secteur (chauffeurs VTC Uber vs taxis).
Vers une économie de revenus complémentaires
En France, nous pouvons déjà mesurer l’impact de l’économie de plateformes sur le marché de l’emploi… ou plutôt son absence d’impact. Aujourd’hui, dans tous les pays développés, il est difficile d’analyser correctement ce phénomène de freelancing ou d’auto-entreprise. En effet, on ne les retrouve pas dans les statistiques. Qu’en est-il en France ? Si on examine l’évolution de l’emploi, l’emploi non salarié reste faible. Sur une population active d’environ 24 millions de personnes, 2,8 millions sont des travailleurs indépendants (chiffres INSEE de 2014). Il faut attendre 2009 et la création du statut de l’auto-entrepreneur pour voir ce chiffre augmenter (un peu). Aujourd’hui, à peine 1 million de Français l’ont adopté et 60% d’entre eux sont réellement économiquement actifs. Le chiffre d’affaires mensuel moyen est de 1100 euros, avec une tendance à la baisse. Il concerne majoritairement un seul secteur économique : le tertiaire non marchand.
Dans ce contexte global, il est difficile de mesurer avec précision cette économie de la tâche. Si elle échappe aux catégories usuelles des statistiques de l’emploi, c’est peut-être parce qu’il s’agit dans la plupart des cas de revenus complémentaires, comme l’explique Christophe Benavent, et non de revenus du travail au sens strict du terme. On oublie facilement en France qu’un salarié lambda peut se transformer le soir en chauffeur Uber pendant deux heures, pour simplement arrondir ses fins de mois. L’enjeu actuel est de savoir si les emplois créés par ces plateformes compensent ceux qu’ils détruisent dans l’économie traditionnelle, si destruction effective il y a. Et à terme, cette réflexion se posera aussi pour l’automatisation des tâches et la robotisation.