Depuis 2017, nous avons décidé, au sein de Backstory, de nous ouvrir aux démarches prospectives. Notre volonté de nous former et d’entamer des recherches approfondies pour bâtir une offre en cohérence avec nos valeurs, nous ont amené à découvrir et à explorer des méthodes proches du design thinking, comme le design fiction. Nous avons commencé à bâtir une veille prospective pour repérer les signaux faibles et les analyser, qui se sont traduits par la production de cahier de tendances, de livres blancs et d’articles de fond sur ce site.
De rencontres en rencontres, nous nous sommes aperçus que certains praticiens n’hésitaient pas à remettre en cause les démarches américaine et française de prospective, les jugeant trop occidentales et trop cartésiennes.
Cherchant à conjuguer les meilleures pratiques pour les proposer à nos clients, il nous apparait essentiel d’échanger avec d’autres professionnels pour partager nos visions de la prospective et optimiser les outils que nous utilisons.
C’est pourquoi lors du Forum des futurs organisé par Futuribles International le 23 novembre 2018, l’initiative de Daniel Kaplan nous a interpellé, car elle a nous a directement questionné sur notre besoin intrinsèque de remettre en question nos méthodologies et nos outils comme nous l’avons fait en nous ouvrant à d’autres disciplines comme la prospective, le design fiction ou la programmation urbaine.
Au début de l’année 2018, Daniel Kaplan, jusqu’alors directeur de la FING, imagine l’Université de la Pluralité (U+) et, fin 2018, la co-fonde avec 50 autres personnes de tous pays, issues du monde artistique, littéraire, du design, de la recherche et de l’entreprise. Il constate que, dans le contexte actuel, un besoin d’imaginer et de construire d’autres représentations du futur montent en puissance afin de contrer la version dominante qui semble s’imposer depuis quelques années (technophile, sombre, très urbaine). En effet, la vision que construit Daniel Kaplan est à mettre en opposition, par exemple, à celle autocratique d’un Ray Kurzweil qui tente d’imposer une vision transhumaniste et par ce biais, de coloniser nos imaginaires, par tous les moyens dont il dispose.
Il a donc décidé, avec ces personnes, de mettre en mouvement les imaginaires du futur, grâce notamment à la fiction, pour apporter un nouveau souffle et ouvrir d’autres possibilités à explorer, tant par les acteurs privés que les institutions publiques. Selon les fondateurs de l’U+, entre le tout technologique et le tout utopique, des alternatives existent et les imaginaires peuvent aider à construire cet espace.
Qu’est-ce qui vous a questionné pour que vous quittiez la FING et vous vous lanciez dans cette nouvelle aventure de l’Université de la Pluralité ?
J’ai toujours considéré que le numérique était un prétexte pour aborder des sujets sur lesquels nous n’avions aucune légitimité (l’habitat, la ville, le vieillissement, etc.) et de rassembler les gens autour de la question spéculative par excellence : « et si tout était différent ? ». Ce qui est intéressant avec le numérique est qu’il autorise à essayer de tout changer dans tel domaine. Pendant longtemps, on n’a surtout pas dit que nous faisions de la prospective, on ne l’a surtout pas pensé aussi, on n’utilisait pas ce mot. Et un jour, j’ai été invité à réfléchir sur ce sujet et nous nous sommes posé la question si nous en faisions ou pas. La FING travaille en amont de l’innovation, elle produit essentiellement des pistes possibles pour l’action innovante et en expérimente certaines. Mais nous nous sommes également aperçus que nous fournissions des outils auxquels les prospectivistes se référaient pour travailler. Nous avons alors commencé à développer de manière explicite un pôle prospectif dans nos programmes. Nous avons créé ainsi des « fiches variables » relatives au numérique, avec les méthodes classiques, utilisables dans les exercices de prospective territoriale. Il y a vingt ans, on pouvait encore travailler sur les territoires sans prendre en considération le numérique. Depuis la donne a changé, il est indispensable d’en tenir compte et de l’intégrer à toute réflexion stratégique et politique.
Il a donc fallu un temps d’adaptation aux deux mondes, pour s’apprivoiser l’un et l’autre et pour apprendre à parler un langage commun. Ça nous a pris deux ans, au sein de la FING pour y parvenir. Ce n’était pas une question de savoirs, mais plutôt un problème d’imaginaires, de valeurs et le récit qu’on construit autour : le récit sur la singularité technologique n’est pas le même que celui sur la sobriété heureuse, par exemple.
Tout ceci m’a fait réfléchir et m’a questionné. Nous faisons face à des transformations d’un ordre de grandeur que nous n’avons pas connu depuis longtemps et sur lesquelles nous devons agir maintenant, car si nous laissons faire et si nous subissons, ça risque de mal se passer. Et paradoxalement, nous sommes à un moment charnière où le numérique se positionne sur des questions anthropologiques : qu’est-ce que l’intelligence ? Avons-nous besoin du corps ? Visiblement la raison ne suffit pas à embrasser ces questions. Nous pouvons avoir des discussions très sérieuses sur la Singularité ou sur l’Effondrement mais nous n’avons pas le système d’images, de métaphores et de récits pour saisir l’ensemble ou même, tout simplement, pour dialoguer. Discuter avec un expert dans un domaine pointu, ça peut être compliqué si on ne partage pas le même langage. Au moins, avec le récit, nous sommes tous égaux.
Cette incapacité à nous projeter, à imaginer les changements de paradigme et cette difficulté à dialoguer m’ont amené à penser que c’est par les imaginaires que ça doit se passer et que c’est là-dessus que nous devions travailler. C’est donc dans cet esprit que j’ai passé la main à la FING…
J’ai lancé dans un premier temps Le projet Imaginizing The future, un néologisme qui veut dire « rendre imaginable » . Ce projet a pour vocation d’appuyer la production et la détection de travaux imaginaires sur le futur, dans un contexte multiculturel international et surtout multidisciplinaire (prospective, sociologie des sciences et techniques, recherches sur l’innovation radicale, design, arts). Très vite, je m’aperçois que d’autres personnes en France et à l’étranger ont, heureusement, une idée relativement proche : des laboratoires, des auteurs de science-fiction qui imaginent d’autres pensables, des artistes… L’enjeu était donc que je ne rajoute pas ma voix seule à ce mouvement mais au contraire que j’accompagne la mise en place d’un réseau international pour que ces artistes et entrepreneurs venant d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud puissent travailler ensemble et enrichir la prospective par une approche moins occidentale et cartésienne. J’avais conscience qu’ils ne seraient pas d’accord sur le futur qu’ils désirent. Mais l’idée est d’en faire une fonction plutôt qu’un problème : les réunir afin de créer cet espace permettant de faire émerger d’autres récits écrits avec leurs mots, leurs histoires et leurs propres conceptions du futur.
Des futurs possibles ?
Possibles, on n’en sait rien puisqu’on est vraiment dans les imaginaires et le propre des imaginaires est justement de questionner les plausibilités internes, et pas forcément externes. De proposer des exercices de pensée et peut-être aussi, de faire émerger des possibles qui n’étaient auparavant même pas pensables.
C’est intéressant, car ce que nous entendons derrière est que c’est aussi un discours politique, un contre-pouvoir par rapport à une pensée dominante pour offrir d’autres choix…
Oui, tout à fait. Tout le monde n’est pas d’accord avec moi au sein de l’Université de la Pluralité, mais pour moi, même le discours sur la Singularité technologique ou l’approche transhumaniste y ont leur place : ils sont bel et bien des fictions. Pas plus et ni moins que le reste. De même, l’idée que la technologie sert à résoudre les « grands problèmes de l’humanité » est, à mon avis, hautement problématique, parce que ce n’est pas du tout sa fonction historique : elle consiste plutôt à ouvrir de nouvelles possibilités, donc à créer de nouveaux problèmes. Mais c’est un levier fictionnel très évocateur et très inspirant, on ne peut pas faire semblant que ça n’existe pas, même si le discours derrière me paraît peu convaincant.
A part ouvrir nos horizons, quelle serait la finalité de votre démarche ?
Actuellement, un discours tétanise toute réflexion : penser que la solution viendra de la technologie et des entrepreneurs. Ce discours s’adresse plus aux adeptes d’Elon Musk qu’à nous. Ses projets ont beau être parfois délirants, pour un jeune ingénieur, rentrer chez SpaceX, ce doit être une aventure incroyable : donc pourquoi pas ? Le problème est que ce discours pro-technologie et pro-start up a tendance à exclure tous les autres, sauf peut-être, en contrepoint presque terme à terme, celui de l’Effondrement. On entend peu d’autres discours alternatifs, on explore peu d’autres dimensions. C’est un problème politique en soi de création et de représentativité des pensées alternatives.
Les actions que nous menons avec l’Université de la Pluralité n’ont pas pour vocation de remplacer la prospective mais par exemple d’offrir une richesse de scénarios et de propositions alternatives aux acteurs. Imaginons ainsi que les participants de la COP32 (en 2026 !) puissent démarrer leur travaux en puisant dans un stock de futurs pensables bien plus vaste qu’aujourd’hui, sous pression d’opinions capables d’imaginer toutes sortes d’alternatives… Si on multiplie par 10, 100, 1000 le nombre de ces propositions j’en serai très heureux.
C’est important de proposer d’autres types de récits aux , aux ONG, aux acteurs publics et à l’opinion, car au nom du ou des récits choisis, des décisions seront ensuite prises pour agir concrètement. Et c’est pareil avec les entreprises.
Nous avons fait un premier travail collaboratif sur la question du travail, avec l’Université de la Pluralité et plusieurs entreprises, qui s’intitule Work+. L’idée sous-jacente est comment aider une entreprise lorsqu’elle veut rentrer sur une réflexion prospective sur les transformations du travail, en commençant par se débarrasser des cadres pensés jusqu’alors, émanant d’études, plus ou moins sérieuses, écrites par les mêmes cabinets de consultants ou par des universitaires (la fameuse étude d’Oxford, notamment) En posant l’avenir du travail presque exclusivement autour de l’intelligence artificielle, on a naturalisé le débat autour du remplacement de l’emploi par des robots intelligent au détriment d’autres éléments et visions possibles. Il y a cinq ans, le débat portait sur la déconnexion, remplacée aujourd’hui par l’automatisation. Les questions du futur du travail sont pressantes, elles évoluent rapidement, et à chaque fois qu’on se les pose, on l’effectue dans le cadre imposé par les consultants dominants du moment.
Comment réouvre-t-on le débat sur le futur ?
Nous nous sommes dit que nous le ferions par la fiction. Dans un premier temps, nous avons sélectionné 150 « fragments » issues de l’Art, de la science-fiction et du design. Il se trouvait qu’à ce moment, la Biennale de Saint-Etienne avait traité du sujet de la mutation du travail ainsi que la Biennale de Vienne. Beaucoup de matériaux ont donc été collectés à cette occasion. Et ça a servi de base pour la suite. Notamment, en aidant les entreprises partenaires à se poser les bonnes questions. En faisant ce travail, on constate d’ailleurs que l’IA n’est pas la première de leurs préoccupations mais qu’ils s’interrogent plutôt sur comment attirer et fidéliser les jeunes.
Dans un deuxième temps, nous avons posé la question de comment les entreprises et tout à chacun peut s’autoriser, à nouveau, à penser le futur. En effet, il y a eu des moments dans notre histoire ou ça été le cas (pas forcément les meilleurs au demeurant) mais les grandes idéologies du 20e siècle pensaient le futur : « l’avenir radieux », le Progrès, le Reich millénaire… Il y avait du futur partout ! Il y avait une capacité de projection qui se trouvait en revanche être hypercollective et excessivement cadrée, ce qui ne se reproduira heureusement pas.
A l’heure actuelle, de même qu’on est invité à être auteur de soi, on peut aussi devenir auteur du futur qu’on souhaite raconter. Mais lorsqu’un homme politique ou un entrepreneur parle d’avenir, on lui rétorque qu’il devrait d’abord songer à régler les problèmes du présent.
Comment s’échapper à ce diktat du présent et du court-termisme pour se réautoriser à parler du futur et à faire jouer notre esprit d’exploration créatif sans être pour autant futurologue/futuriste ?
C’est important de s’autoriser à écrire des histoires et à illustrer des futurs via des récits ou des maquettes pour redonner de nouvelles inspirations ou aspirations.
C’est intéressant, car, à notre échelle, nous ressentons un frein invisible qui perturbent nos clients dans leur développement. Nous utilisons des démarches de résolution de problème basée sur la co-création pour accompagner les entreprises à sortir des logiques de silo afin de travailler ensemble et de trouver des solutions durables en passant certes par le digital mais pas uniquement. Seulement, nous constatons que ces méthodes sont détournées de leur but premier et que la réflexion d’une vision stratégique à long terme est trop souvent balayée par des considérations court-termistes.
Nous sentons qu’il y a une réelle défaillance dans l’appropriation durable des outils d’intelligence collective (Design Thinking, Lean etc.) mais également une vraie bonne volonté de la part de nos clients et de leurs collaborateurs pour y remédier. Tous sont en quête de sens (services rendus, mode de travail) et ont besoin de nouveaux outils pour le construire. Nous avons fait évoluer notre accompagnement en intégrant justement le Design Fiction pour libérer les imaginaires, favoriser le dialogue et nous sentons qu’il est indispensable de redonner toute sa place à la construction d’une vision à long terme en combinant plusieurs approches. Qu’en pensez-vous ?
Il existe une diversité d’outils et ça doit continuer. Notre démarche n’est pas forcément aussi structurée que le Design Thinking (qui a ses détracteurs !) et il est nécessaire qu’elle reste diversifiée dans ses pratiques. L’idée n’est pas d’arriver à une démarche unique car je suis plutôt favorable à l’épanouissement de millions de futurs différents. Ce n’est pas si dur finalement de parvenir à se projeter. On commence à construire des choses en expérimentant des formats différents. Par exemple, le théâtre est un champ à explorer pour faire parler les gens ensemble. Avec Télécom ParisTech, j’ai expérimenté sur le thème du glyphosate une rencontre théâtrale entre agriculteurs bio et d’autres plus traditionnels. Au début, ce fut un peu tendu entre les deux groupes, les premiers accusant les seconds de nous empoisonner et les seconds accusant les premiers de vouloir les tuer économiquement. Au bout de deux jours, ils ont réussi à créer ensemble une pièce. Ils ont réussi à croiser leurs regards et à discuter d’un certains nombres de faits qu’ils constataient ensemble. C’était vraiment bon !
Ce qui est important c’est la multiplication des futurs proposés et le fait qu’ils soient disponibles dans l’esprit des gens et chez les décideurs. Il faut se réautoriser à penser le futur et à le communiquer.
En 2019, nous aimerions lancer un projet de recherche comparative au sein de l’Université de la Pluralité afin de faire travailler sur une même journée et un même sujet prospectif une communauté de gens très différents (designers, artistes etc.) situés dans des pays très différents pour voir ce qu’il en ressort. L’objectif est de comparer les productions afin d’identifier ce qui converge, ce qui diverge et de voir émerger les idées qu’on ne savait pas voir. Nous souhaitons vraiment élargir le spectre des alternatives par ce biais et de commencer à identifier ce qui peut être formalisé en tant que méthode et ce qui peut être enseignable.
Pour l’instant, vous fédérez une communauté de « sachants » dans leur discipline qui partage des pratiques mais je suppose que vous avez vocation à l’élargir en faisant entrer d’autres personnes ?
Oui, tout à fait. Pour l’instant nous sommes quelques dizaines, mais c’est purement arbitraire. C’est une communauté qui a vocation à s’étendre le plus possible en respectant les principes de parité et d’équilibre Nord/Sud. L’élargissement se fera avec des critères faibles : On cherche des personnes qui ont une démarche claire en design / art / fiction avec une intention d’agir, même indirectement, sur le futur et ont, d’une manière ou d’une autre, une position de tête de réseau. Après administrativement, on s’organisera dans une structure la plus minimale possible dans laquelle chaque membre signera juste une charte de comportement…
Un manifeste, par exemple ?
Pas forcément, parce qu’un manifeste voudrait dire déjà que collectivement nous affirmons beaucoup de choses. Or, nous avons tous des idées différentes et nous nous projetons différemment. Le seul lien, qui nous unit, est l’espace des imaginaires… Donc nous préférons, à la place, lister des principes de comportement autour de la diversité par exemple.
L’objectif est d’éviter les trolls fascistes comme il y a pu avoir à un moment donné dans le milieu de la science-fiction…. Ils ont investi certains prix littéraires, comme le prix Hugo, par une prise de contrôle organisée et délibérée. Les membres de ce milieu n’ont pas su comment réagir. Il faut donc éviter ça. Les règles de gouvernance ont été définies lors de la rencontre fin novembre 2018, mais la charte reste à écrire.
Justement, avez-vous pu définir des lignes directrices lors de cette rencontre ?
C’était l’enjeu en effet afin de rendre très concret cette Université de la Pluralité qui jusqu’à présent était surtout une idée. Nous avons pu définir quatre orientations, tout en sachant que certaines personnes auront des liens plus ou moins forts avec tel ou tel point :
- Influencer le futur par le biais des imaginaires,
- Pluraliser les futurs en allant chercher d’autres communautés,
- Être une communauté de pratiques,
- Une mise en capacité de produire une « futures literacy », une capacité partagée à parler du futur et à « l’utiliser », comme le dit Riel Miller.
L’ouvrage de Riel Miller (Transforming the future) est intéressant car il analyse ce qu’il appelle « l’activité anticipatrice » et dessine une distinction entre une activité assez déterministe, sans doute nécessaire dans la décision de tous les jours, et une autre plus imaginative, qui décèle des germes de changement dans le présent et explore des possibilités différentes, sans forcément se contraindre à les rendre directement actionnables. Il essaie ainsi, entre autres choses, de revaloriser des approches différentes plus orientées vers les imaginaires…
Lors du dernier Forum des Futurs, il a eu, justement, un échange assez vif avec Bruno Hérault, directeur du Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture, qui milite au contraire pour une prospective fondée sur les savoirs et Riel Miller a qualifié sa position d’arrogante…
Il ne s’agit pas (même pour Riel) de négliger l’importance des savoirs, mais de réfléchir aux raisons pour lesquelles on « utilise le futur » qui, par essence, n’existe pas. Si vous voulez faire des gens des acteurs de leur vie, notamment collective, vous ne pouvez pas commencer par leur dire « je sais ». Et en plus, s’agissant du futur, vous n’en savez pas beaucoup plus qu’eux, surtout si, avec eux, vous cherchez délibérément à imaginer comment les choses pourraient être différentes.
On est bien dans les deux approches complémentaires du futur que décrit Riel Miller. L’approche déterministe aide les organisations à anticiper dans un cadre de référence bien fixé. Elle reste utile. Mais les approches plus imaginatives sont essentielles, d’une part, pour impliquer les gens et d’autre part, pour rendre pensables, puis peut-être possibles, des transformations plus fondamentales, qui sortiront forcément des cadres de référence que nous connaissons.
Quels conseils donneriez-vous à des structures comme la nôtre qui sommes dans le conseil auprès de grands comptes, de start-up et d’institutions publiques pour les accompagner dans leur définition et la mise en œuvre de leur stratégie de transformation afin de penser avec autant d’empressement leur vision à long terme et leur finalité sociétale ?
A mon humble avis, il faut présenter cela en amont comme une démarche qui vise à aider les gens, pas seulement à co-créer, mais à se projeter et éventuellement à les confronter à d’autres visions. Ce n’est pas très difficile à mettre en place car ils peuvent le situer dans une démarche qui ensuite aboutira à des axes stratégiques et à un plan opérationnel – sous réserve de ne pas raser tout ce qui dépasse.
Ensuite, pour les acteurs publics, il est important de mettre en avant la question climatique au sens où on ne se rend pas compte à quel point elle devient quotidienne… Aujourd’hui son impact est encore léger mais dans dix ans, ce sera un sujet majeur qui impactera toutes les organisations dans leur manière de s’organiser et à affronter des nouvelles contraintes (déplacement des employés, etc.). Le département de l’Essonne sent par exemple qu’il se passe quelque chose avec la montée du sud vers le nord de certains types de culture… Mais dans quelques années, à quoi sera-t-on confronté et surtout, comment le vivrons-nous ? Si nous ne l’anticipons pas, grâce aux imaginaires entre autres, ce sera difficile d’y faire face.
Pour tout vous dire, c’est le grand échec du monde numérique d’être dans l’incapacité à se projeter sur cette question. Quelque part, c’est une faute prospective…
L’éco-conception est pourtant une première réponse qui se veut préventive pour permettre de réduire les impacts négatifs d’un produit ou un d’un service sur l’environnement, non ?
Oui, elle a été conçue pour faire le moins de mal possible, sans changer quoi que ce soit de fondamental. Il n’y a rien de négatif à cela. Mais on n’a pas encore intégré la question climatique comme facteur déterminant de changement des activités de chaque organisation. Or, c’est là où réside l’enjeu majeur. Si les températures sont plus élevées, si le niveau des eaux monte, si la sixième extinction de masse se prolonge, si la migration des populations… Comment anticipe-t-on le business de demain ? C’est quoi innover dans ce monde-là ? C’est quoi le quotidien dans un monde où la température de base aura augmenté de 2°C, voire bien plus ? Va se poser la question de la résilience également. Qu’est-ce que ça signifie d’être une banque dans ce monde-là par exemple ? On s’aperçoit que très peu de personnes ont imaginé les histoires dans ce monde qui va devenir notre quotidien…
Et ma troisième suggestion serait d’aider les entreprises à revoir leur référentiel d’innovations avec un autre discours. Nous avons ainsi aidé Bpifrance à revoir intégralement son référentiel d’innovation pour mieux prendre en compte les dimensions non-technologiques. Puis, c’est le projet de la Fing auquel je reste associé, nous avons inventé un référentiel autour de l’innovation « à impact écologique radical », Innovation Facteur 4. Ces référentiels s’adressent en fait à toutes les entreprises, tous les entrepreneurs. Une manière d’y penser, pour les grandes entreprises en tout cas, serait celle-ci : « sur 90% de vos financements en innovation, ne changez rien et continuez de faire comme tout le monde ; mais accordez-vous 10% de projets bizarres, éloignés des termes de référence de votre activité comme des discours dominants sur, par exemple, la technologie. » Votre marché concurrentiel est actuellement dans les 90% mais autorisez-vous à imaginer ces 10%, car il est probable que dans un monde aussi incertain que le nôtre actuellement, s’y trouve le ou les pistes qui feront la différence. Il y a donc d’un côté un discours de réassurance auprès des investisseurs et des actionnaires et de l’autre, un discours pour être en capacité d’imaginer d’autres choses. Ce n’est pas idéal, mais pragmatiquement, ça marche…