Depuis le 1er janvier 2017, le droit à la déconnexion oblige les entreprises de plus de 50 salariés à trouver un accord d’entreprise sur la gestion de la disponibilité des employés en dehors des horaires du travail. Cette nécessité de prendre du recul par rapport aux outils numériques et à la charge de travail s’est peu à peu imposée dans notre pays suite aux nombreux cas d’abus provenant de managers peu soucieux du bien-être de leurs collaborateurs. Les outils digitaux ont bouleversé notre rapport au travail avec cette possibilité de pouvoir se connecter n’importe où et n’importe quand.
Que penser de ce nouveau droit ? Est-il vraiment une aubaine pour les salariés ou bien un nouveau miroir aux alouettes, comme le droit à l’oubli ?
Un contexte bien français
Il faut remonter à une décision de la Cour de Cassation en 2013 pour voir apparaître une première ébauche de texte sur ce sujet. En effet, suite à l’invalidation de l’accord sur le forfait jours de la branche SYNTEC, les partenaires sociaux ont révisé cet accord en 2014. La Cour de cassation avait souligné dans son arrêt les éléments suivants : « toute convention de forfait en jours doit être prévue par accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journalières et hebdomadaires » et « que le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles ».
Dans le nouvel avenant, signé en avril 2014, le SYNTEC précisait dans l’article 4.8.1, une obligation de déconnexion : « l’effectivité du respect par le salarié des durées minimales de repos implique pour ce dernier une obligation de déconnexion des outils de communication à distance ».
La disposition de la Loi Travail s’appuie donc sur cet avenant de la SYNTEC en l’élargissant à toutes les branches.
Le droit à la connexion made in France, une exception culturelle ?
Ce nouveau droit a fait couler beaucoup d’encre à l’étranger. Cette disposition légale n’est cependant pas unique dans le monde, d’autres pays ont en effet légiféré sur la question, à commencer par la Corée du Sud. Faisant face à une grogne populaire spectaculaire, les députés du Pays du Matin Calme ont réfléchi à une proposition de loi, similaire à la nôtre. Réputé comme étant l’un des pays les plus hyperconnectés au monde et ayant une très forte addiction au travail, les abus étaient nombreux. Les Coréens ont donc fait pression sur leur gouvernement pour que le respect à leur vie privée en dehors des heures de travail soit enfin respecté. LG a même été plus loin en sanctionnant ses managers qui ne respectaient pas le nouveau règlement intérieur qui avait anticipé ce droit à la déconnexion.
En Europe, l’Allemagne a aussi suivi le même raisonnement que nous mais depuis longtemps. L’entreprise Volkswagen a choisi une méthode réellement radicale : depuis 2011, elle coupe les serveurs pour ses salariés équipés d’un smartphone professionnel entre 18h15 et 7h le matin. D’autres sociétés d’outre-Rhin, comme Daimler-Benz ou BMW, ont adopté des systèmes technologiquement contraignants. Certains vont même jusqu’à la destruction automatique de mails en cas d’absence.
En France, rares sont les firmes qui ont installé ces solutions ou même anticipé ce droit à la déconnexion. La loi prévoit qu’une charte doit être négociée entre la direction et les salariés dans chaque entreprise. Aucune sanction n’est prévue en cas de non-respect de cet accord. Si le salarié décide de porter une affaire de ce genre au prud’homme, il doit apporter la preuve que son temps de repos n’a pas été respecté.
Cependant, ce droit est diversement apprécié dans le monde, surtout aux États-Unis où certains commentateurs l’ont vivement critiqué. Ils affirmaient, entre autres, que ça risquait de sacrifier la réactivité et la productivité des entreprises françaises et de creuser l’écart avec les consommateurs.
Néanmoins, les néo-libéraux n’ont rien à craindre de cette mesure car elle impactera très peu la productivité en France, qui est l’une des plus élevées en Europe. En revanche, il est probable que des effets secondaires surviennent, dont on n’aurait pas imaginé l’impact, il y a encore quelques années.
Les possibles effets du droit à la déconnexion
Ce sujet soulève de nombreuses interrogations. A l’heure du tout numérique, peut-on réellement séparer les sphères professionnelles et personnelles ? Doit-on utiliser des outils pour rendre effective cette déconnexion ? Ne va-t-il pas privilégier une certaine catégorie de salariés, à savoir ceux des grands groupes au détriment de ceux qui travaillent dans les TPE/PME ? N’existe-t-il pas un risque que les GAFA en profite grâce à une plus grande disponibilité de ses utilisateurs qui travaillent gratuitement pour eux ? En somme, le droit à la déconnexion favorisa-t-il le digital labor ou pas ? Qu’en est-il des salariés qui sont en télétravail ?
Attardons-nous sur trois de ces questions : le respect de la sphère personnelle, les outils et le digital labor.
- Peut-on séparer la sphère professionnelle de la personnelle ?
Dans son rapport de septembre 2015, Bruno Mettling introduisait le sujet ainsi : « Pour la première fois depuis la révolution industrielle, la diffusion de la technologie et de ses usages impacte au moins autant la personne dans sa sphère privée que le travailleur dans sa sphère professionnelle. Leur adoption dans un usage privé se déroule même avant celle sur le monde du travail, ce qui distingue fondamentalement cette révolution technologique de la première en ce qu’elle impacte d’emblée l’ensemble des aspects du quotidien. »
La transformation numérique a bouleversé au moins deux éléments au sein de l’entreprise : l’organisation de travail et l’environnement de travail des cadres.
Elle a ainsi conduit à une véritable explosion du travail à distance. La proportion des Français concernés par le télétravail est passée de 8% en 2006 à 16,7% en 2012, mais si nous comparons avec nos voisins européens, nous sommes plutôt à la traîne sur ce sujet.
Paradoxalement, les outils numériques ont facilité de nouveaux modes de collaboration basés sur de nouvelles méthodes de travail plus participatives. Les entreprises Digital Natives ont intégré plus rapidement que les grandes structures ou les PME traditionnelles, l’agile. Elles sont mieux structurées en mode projet, plus ouvertes sur les différents écosystèmes et plus aptes à l’innovation.
Qui plus est, les Milleniums, qui représenteront la majorité de la population active d’ici 20 ans, appellent de leur vœu à plus de nomadisme, ou du moins à plus de flexibilité, dans leur travail : ils veulent pouvoir travailler n’importe où et à n’importe quel moment.
Il est donc difficile de contrecarrer des usages qui ont prévalu dans la sphère personnelle avant d’arriver dans la sphère professionnelle. Que faire alors pour protéger au mieux la santé des salariés ? Le dialogue et la pédagogie sont certainement les deux meilleures manières pour faire comprendre aux entreprises qu’un salarié non stressé sera beaucoup plus productif.
- Doit-on mettre en place des outils pour favoriser la déconnexion ?
Si le dialogue et la négociation ne portent pas leurs fruits, que reste-t-il aux entreprises pour obliger leurs salariés à se déconnecter afin qu’ils respectent leur temps de repos et pour éviter les abus des managers ? Nous en avons parlé ci-dessus, certaines entreprises, notamment allemandes, ont devancé la législation en imposant des outils de déconnexion.
L’efficacité d’une telle mesure reste encore à prouver, surtout si on considère que seules les grandes entreprises peuvent déployer de tels systèmes. Les salariés de plus petites structures sont désavantagés, ne pouvant en bénéficier.
Le droit à la déconnexion introduit ici une inégalité de traitement que le législateur n’a pas entièrement mesuré.
- Le droit à la déconnexion favorisera-t-il le digital labor ?
Que gagnerons-nous à ne plus lire nos emails professionnels, à ne plus répondre aux SMS de nos managers et à ignorer les notifications de vos collègues de travail sur le Slack de l’entreprise ? Si c’est pour passer plus de temps sur les réseaux sociaux, il est évident que ça profitera plus à Facebook et Twitter qu’à nos employeurs. Une addiction en remplacera une autre, plus informelle, mais tout aussi nocive. Passer plus de temps sur Facebook, c’est lui fournir généreusement des données qui le valoriseront commercialement et ce, gratuitement.
Ce droit à la déconnexion est conçu de telle manière que la seule échappatoire possible, pour éviter de travailler gratuitement pour les plateformes numériques, est de se déconnecter complètement. Comme il n’est pas accompagné de mesures suffisamment protectrices pour l’individu, il mettra à terme en danger les entreprises qui jouent, elles, véritablement le jeu.
Dans ce contexte mal défini, le droit à la déconnexion n’en est pas réellement un. En revanche, il est à parier que des services vous soient alors proposés pour gérer votre déconnexion. Le principe de payer pour jouir d’une liberté introduira de facto une inégalité encore plus criante entre ceux qui pourront se permettre de faire une cure de désintoxication digitale dans un camp reculé au fin fond de l’Amazonie et les autres qui n’ont pas les moyens. La déconnexion est ici censitaire. In fine, il ne protègera que les privilégiés.